Adore Socrate parce qu’il était laid.


Nom : Un soir de brume, à Paris, sur la montagne Sainte- Geneviève. Bistrot un peu triste. Un peu plus haut, le Panthéon. Je m’ennuie et me berce en récitant à mi-voix le Sade Orphée Apollinaire : « Si je mourais là-bas sur le front de l’armée, tu pleureras un jour, ô Lou ma bien-aimée... » Elle lève le nez de son livre. « Qui est Lou ? », me demande-t-elle. Je réponds : « La muse de la guerre. » Elle me regarde sans sourire, et ajoute : « Moi, c’est Natacha. »
Yeux : Saisonniers. Feuille morte en automne, lac glacial en hiver. J’écris : « Voilà comment on meurt d’amour assoiffé pour le petit nénuphar qui palpite autour de ses pupilles. »
Pieds : Nomades. Imaginer, avec délices, être le sable roulant sous ses orteils. Elle marche sans laisser de traces. Le monde s’ouvre pour se refermer derrière elle. Je hais mes pieds de citadin, rompus aux durs pavés et aux trottoirs aigus. J’admire sa reptation invisible qui ensorcelle la chaussée.
Origines : Monte à cheval comme un tartare, à cru. Sorte de centauresse qui passe devant moi au triple galop.
Je la suis longtemps du regard. Ne regarde jamais en arrière. Pleure à la musique tzigane. Parle arabe avec l’accent d’Alexandrie, et russe avec l’accent de Kiev. Aurait pu épouser Gengis Khan et vivre sous la yourte. Peut réciter, de mémoire, Démosthène. Adore Socrate parce qu’il était laid.
Âme : Souvenirs improbables d’une fillette dont l’âme pointe à peine – comme ses seins naissants. J’écris : « Si on hésita si longtemps à reconnaître que les femmes avaient une âme, c’est que leur corps nous suffisait. » Elle lit, me foudroie du regard. Qu’elle est belle !
Moi : Perdu dans la foule innombrable qui encombre sa mémoire. Rassurante, elle me dit : « Je veux être le seul secret de ta vie. » Depuis, l’inquiétude me ronge. C’était le but recherché.


pp. 35/36

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