Un tableau de la révolte des rustauds

Dans Les Souliers rougesMarie Frering revivifie la guerre des paysans du 16e siècle et invente une langue incarnée à la puissante oralité, sous la dictée aussi de ses propres fantômes

Des fantômes d’honneur passent dans ses phrases. Des langues s’agglutinent, tels l’alsacien, le yiddish et l’allemand. Autant de mondes culturels qui s’entremêlent, des visions qui s’incarnent. Après Lumière NoireMarie Frering incarne la guerre de ces paysans qui à la fin du Moyen Âge, s’insurgent contre les seigneurs et le clergé dans divers lieux du Saint-Empire romain germanique.
À Strasbourg, alors ville libre du Saint-Empire, sur la place des marchands de bois, une dizaine de personnes, femmes et hommes, s’agitent dans une danse frénétique, leurs traits crispés par la douleur. « Cette épidémie de danse hallucinante est le déclic de l’écriture du livre, relate la romancière. Cela m’a plongé dans l’histoire de la guerre des paysans qui s’est déroulée il y a 500 ans. Le déchaînement de ces corps, de ces émotions est l’image de la tension sociale, d’un burn out collectif ».
Reposant sur un travail conséquent d’archives, de documentation, de recherches lexicales, Les Souliers rouges s’inscrit dans la lignée forgée par l’historienne Arlette Farge – remerciée en fin d’ouvrage. Roman, récit publié par l’exigeant éditeur de Vitré, Lunatique, le livre de Marie Frering, explore cette période qui devrait tant nous abreuver, avec une volonté farouche, affranchie de tout dogme. Elle regarde l’Histoire à hauteur d’homme et de femme. C’est tout un petit peuple, des vies minuscules remisées aux oubliettes de la grande histoire qui entre dans la lumière de Marie Frering. Ces fols dansants étaient chaussés de souliers rouges afin de les reconnaître. Ici, la vie palpite dans les veines de Katel, la sœur du valet Jeckelin pendu à un hêtre, de Gerson, dessinateur formé auprès du célèbre graveur Albrecht Dürer. C’est lui notre guide, le documentariste de l’époque, pétri des idées de Pic de la Mirandole. Comme dans bon nombre de livres de Marie Frering, Gerson figure l’orphelin, le bâtard. C’est aussi son roman d’apprentissage, son initiation que met en scène la romancière. Qui ramène la quête d’une émancipation individuelle au cœur d‘une aventure collective peuplée de personnages aussi extraordinaires que Karli dont la verve et les jurons étaient « des joyaux de cocasserie ».
Dans cette société corsetée où se propagent les idées de la réforme de Luther, « la langue était la seule chose non taxée, la longueur des mots ne coûtait rien ! ». C’est à l’organicité des langues tels que l’alsacien, le yiddish, l’allemand que puise la romancière, en les agglutinant au français. Autant d’inventions langagières truculentes qui fécondent le français tels les hurlements de Karli, ses « glossolarifari ». Il y a aussi Claudius, un ogre de savoirs qui s’est mis en tête de traduire en allemand la Commedia de Dante. À ses côtés, Gerson forme corps et esprit et révolutionne même son palais…
Sous la dictée de ses propres fantômes et obsessions comme les chaussures, Marie Frering offre un tableau de la révolte des rustauds portant une palette d’indications où toute l’humanité se retrouve.
VENERANDA PALADINO
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